Au collège, l’origine sociale influence-t-elle les amitiés ?
La mixité sociale à l’école – c’est-à-dire le fait pour les enfants des classes populaires, moyennes et supérieures de fréquenter les mêmes établissements – est généralement considérée comme un objectif désirable, à même de réduire les inégalités scolaires et de favoriser chez les élèves une forme d’ouverture à l’altérité.
Cependant, on craint fréquemment que les élèves de différentes origines sociales, même quand ils sont dans le même établissement, ne se mélangent pas ou peu, reproduisant des formes de ségrégation sociale dans leurs amitiés. Ainsi, un récent article du journal Le Monde se demandait si les enfants ont déjà une « conscience de classe » qui leur ferait choisir des amis issus des mêmes milieux, annulant donc en partie l’effet de la mixité de l’établissement. On pourrait même redouter que la distance sociale n’engendre entre les élèves des conflits ou du harcèlement – une peur notamment évoquée par certains parentsd e classes supérieures pour expliquer leur choix de scolariser leurs enfants dans des établissements moins mixtes (souvent du secteur privé).
Qu’en est-il réellement ? À partir d’une enquête menée dans quatre collèges français mixtes, il est possible de voir à quel point l’origine sociale des enfants influence leurs relations les uns avec les autres, aussi bien sur le plan des amitiés que des inimitiés et des conflits.
Une homophilie sociale réelle mais modérée
Premier constat : les élèves ont effectivement plus de chances d’avoir des amis socialement proches. On parle en sociologie d’homophilie sociale pour qualifier ce phénomène. Par exemple, les enfants de cadres déclarent en moyenne 28 % d’enfants d’employés et d’ouvriers parmi leurs « très bons amis », alors que ce taux devrait s’élever à 35 % si les relations étaient indépendantes de l’origine sociale.
On voit néanmoins que cet écart n’est pas écrasant : les relations entre milieux sociaux différents, si elles sont moins probables, restent tout à fait possibles – même dans le plus homophile de nos quatre collèges, on trouve encore 22 % d’enfants des classes populaires parmi les très bons amis des catégories supérieures (contre 39 % attendus). À titre de comparaison, l’effet du genre est beaucoup plus fort : les garçons ne déclarent que 21 % de filles parmi leurs très bons amis, contre 50 % attendus si les relations étaient distribuées au hasard.
Deuxième constat : cette homophilie sociale est plus ou moins prononcée selon le type de relations. Au niveau des amitiés « faibles » (copains, potes, camarades, etc.), elle est très réduite, parfois quasiment inexistante. Elle devient plus marquée parmi les très bons amis, et plus encore parmi les amis du collège qui sont aussi vus en dehors de l’établissement (invitations à la maison, sorties au parc, etc.).
Ce résultat est intéressant en ce qu’il peut s’interpréter de deux façons. D’un côté, l’homophilie sociale semble augmenter avec le degré d’intimité entre élèves ; de l’autre, les relations apparaissent plus mixtes au sein du collège qu’à l’extérieur de celui-ci. Or, ce que cette seconde interprétation implique, c’est que la fréquentation du collège augmente la mixité sociale des amitiés par rapport à ce que connaissent les élèves dans le reste de leur vie.
La sociabilité des collégiens comprend bien sûr des dimensions conflictuelles et hiérarchiques. Certains élèves ont de nombreux amis, tandis que d’autres sont isolés, avec toutes les asymétries de pouvoir que cela peut impliquer. On trouve aussi des inimitiés, des moqueries – réciproques ou non – voire, dans le pire des cas, du harcèlement.
Or, sur tous ces aspects, la distance sociale ne fait guère de différence. À la question « est-ce qu’il y a des élèves que tu n’aimes pas ? », les collégiens ne répondent pas plus souvent en désignant des camarades d’un milieu social différent du leur – dans certains collèges, ils ont même moins de chances de les nommer que ceux de leur propre milieu. De la même façon, les réponses à la question « est-ce qu’il y a des élèves qui se moquent de toi ou qui t’embêtent ? » ne sont pas liées à la distance sociale. Enfin, les élèves des différents milieux sociaux ont à peu près le même nombre d’amis en moyenne ; un seul des quatre collèges étudiés présente un déséquilibre notable de ce point de vue, au profit des enfants des classes supérieures (ils émettent et reçoivent un peu plus de nominations d’amitié en moyenne).
Une discrimination dans le choix des amis ?
On l’a dit, les élèves ont plus de chances d’avoir des amis issus des mêmes milieux sociaux. Doit-on pour autant y voir la marque d’une « conscience de classe » dans le choix des amis, qui se manifesterait par des goûts, des centres d’intérêt ou des styles relationnels incompatibles ?
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En fait, une partie importante de l’homophilie sociale s’explique par les opportunités de contact entre élèves. Les enfants d’un même milieu social ont plus de chances d’habiter dans le même quartier ou la même rue, ils font plus souvent les mêmes activités hors de l’école et leurs parents ont plus de chances de se connaître et de s’apprécier. Tout cela contribue mécaniquement à faciliter les amitiés homophiles. Une fois ces éléments pris en compte, la tendance « nette » à choisir des amis socialement similaires, si elle existe bien, s’avère faible.
De ce point de vue, les établissements scolaires disposent d’un levier essentiel : la répartition des élèves entre les classes. Dès lors que les enfants des mêmes milieux tendent à être concentrés dans les mêmes classes – en raison notamment d’options socialement connotées, comme le latin, les programmes internationaux ou les classes SEGPA, alors la mixité sociale des amitiés baisse sensiblement.
En effet, non seulement ces séparations jouent sur les opportunités de contact, mais elles peuvent aussi donner lieu à des formes d’étiquetage ou de stigmate qui renforcent les frontières sociales : certains élèves parlent ainsi « des latinistes » ou « des SEGPA » comme d’un groupe bien identifié et étranger au leur. Répartir les groupes d’option entre plusieurs classes et ne les rassembler que pour les cours dédiés constitue ainsi une mesure simple pour favoriser la diversité sociale des amitiés.
Au final, peut-on dire de la mixité sociale qu’elle « fonctionne » ? Tout dépend des attentes qu’on formule à son égard. Si l’on espère une disparition soudaine et totale de toute différenciation sociale entre élèves, alors non : les relations, surtout les plus fortes, restent marquées par de l’homophilie sociale. Au demeurant, l’orientation scolaire qui survient en fin de collège opère un tri social important, les enfants des classes populaires étant massivement dirigés vers les voies professionnelles ; la parenthèse de mixité du collège se referme ainsi rapidement, et il y a fort à parier que les amitiés entre jeunes socialement distants auront plus de difficultés à survivre dans le temps.
En revanche, si l’on forme l’espoir plus raisonnable d’une bonne entente entre enfants, d’un contexte scolaire globalement apaisé, et, malgré tout, de l’apparition et de la persistance d’au moins quelques amitiés fortes entre classes sociales, alors tout indique que la mixité sociale des établissements fait déjà beaucoup. Il est vrai que les situations locales varient fortement : selon les politiques d’établissement, la configuration urbaine ou encore l’implication des parents d’élèves, le degré de ségrégation des amitiés pourra beaucoup varier.
Mais dans tous les cas, il convient de comparer la situation des établissements mixtes à celle des collèges les plus ségrégés : dans ceux-ci, les relations entre enfants de différents milieux sociaux sont, par définition, pratiquement inexistantes. Les politiques de mixité sociale à l’école permettent donc bel et bien de favoriser une certaine diversité amicale que les élèves n’expérimenteraient tout simplement pas autrement.
Timothée Chabot, Post-doctorant, Institut National d'Études Démographiques (INED)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.